Les Friches mortes

        christophemedaillonDepuis belle lurette, les écussons aux armes des illustres familles nobles ont disparu de la circulation, et l’on peut penser raisonnablement que les plaques minéralogiques les ont remplacés. Avec les potes, nous nous amusons à les déchiffrer, quand il s’en approche une de voiture… Ce sont des amoureux la plupart du temps. De ceux qui se cherchent un coin à eux pour s’embrasser à plein goulot. Nous, on les regarde de loin, chacun sa paire de jumelles en poche dès qu’y’a bonne occase. Puis ils repartent à bord de leur tire, comme ils sont venus. Nous, on rentre souvent après ces bécotages, afin de s’en souvenir au mieux.

      Qu’il fasse mauvais temps ou que le ciel tire vers le bleu, nous sommes là sur notre territoire. On n’en connait pas partout, mais à l’usage on sait par où il faut roder. Sauf qu’un début de neuille, vers il était dix heures et quelque, nous voyons arriver une très grande caisse, le genre américain, avec des ailes relevées, et ce sans plaque. Elle s’est garée, et deux types en sont sortis, cependant que les copains et moi  nous jugeons que d’autres demeurent à l’intérieur, à surveiller les alentours. Au bout de peu de temps, on les voit aller ouvrir le coffre et en sortir des poids lourds comme des corps. Ils s’y prennent à deux et ils les déposent à trente pas de là, à l’abri des hangars de ces friches dévastées.

     Qu’est-ce qu’ils fabriquent à la lueur de lampes torches ? Pas besoin d’être grands clercs pour deviner la nature du transport. Ca tourne autour de la camarde, et pas des plats préparés. Ils transbahutent de la camelote qu’a plus de valeur sur le marché. Enfin, ça, nous on le sait pas d’emblée que ça relève d’une perte. On est au jus que de leur schtourbe nocturne. Quand ils se barrent sans autre forme de congé.

     C’est alors que du fond de la nuit où il se tenait, nous voyons s’amener un drôle de gars aux pattes arquées. Il paraît seul. De par la forme de sa gueule on le dirait tout cabossé, car il a la tournure d’un coffi avec une joue qui rentre en d’dans, et l’aspect hâve qui va avec d’un qu’a les couleurs en berne. Mais voilà qu’il est pas seul à s’activer, parce qu’on voit bientôt une créature se détacher de l’ombre pour le rejoindre. Elle se révèle pas des plus choucardes cette seconde apparition, d’une allure de femme d’une autre époque avec fichu et panier pour les courses, le genre furtif et souris grise qui passe en fraude.

     Nous, ce que nous redoutons, c’est que le couple ne devine nos mires posées sur son matricule. Moi, en cette situasse, j’aurais préféré une jolie fille qui remue des nèfles au cadencement du regard qui les suit. Je sais pas si les autres phantasment de la même sorte. Pas moyen de rouler un palot à la vioque en tout cas !

     Quand Colas, l’un de mes deux potes, il lâche à propos du bas de la goule et de sa barbouze mal taillée et filasse : « -Tu crois que c’est une vraie ?

     Lucas rétorque : -Je me tape de pas le savoir, tu vois… « 

    Les deux de la mistoufle, ils sont en charge de la récupe de ce que les autres déposent. Ils rappliquent toujours au jus. Ils nous semblent charogner. Nous nous demandons ce qu’ils boutiquent, avec une once de doute.

      Quand, en forçant les écoutilles, nous les entendons formuler : « -On va les emmener à la ferme !…  Ca s’ajout’ra à la réserve. Tu penses pas ?

-Si. En v’là en rab’ ! « 

Pour une économie durable de la conservation des restes. Le couple des deux viandards s’enfonce sous les bois avec chacun sa barbaque, vu qu’ils ont de la souplesse dans l’effort. Et nous à sa suite à quelque distance, ils rejoignent une antique caisse  en ruines par tous les bouts à bord de laquelle ils grimpent  après s’être débarrassé des moucrabes à l’arrière, en plein air, sur une plate-forme où nous montons en loucedé, tous les trois. Ca beurrouette un peu, mais on se tient au corps embarqués, cependant que la route nous chaotte tout le train au rythme de ses bosses.

      La nuit pousse ses cris ordinaires d’animaux nocturnes sur notre silence, comme nous sommes brassés avec les deux crounis. Tout y passe de peur à leur contact sans que l’on puisse s’exprimer à notre tour. Embarqués pour où qu’on ? Nous ne reconnaissons pas par où ils nous conduisent. Ca nous paraît pas du pays. Ils stoppent au beau milieu de pas plus repérable. On se tire d’avec la compagnie des morts. Va falloir faire sans eux… Quand attention  ! Soudain les voilà qui s’activent à notre terreur. Les voilà qui se bougent les compagnons de la camarde, que le seul son qui me sourd du clapet est : « -Mouia ! « 

Mes deux camarades de rien trouver à ajouter.

Mais les mots causent. Ils s’adressent au conducteur et à sa girelle : « -Venez par là les gars les filles ! Par là. On a de la visite. Et de la chouette. De la charnue… « 

       Nous sentons subito des branques tordus du caberlot. Ca dure que le temps d’une poignée de secondes. On file tout droit à travers la nuit sur le chemin de l’envers. Partis en flèche à trois. Tout se culbute à la volée des morts qui coursent à la poursuite. On a pas assez de jambes à nous trois pour distancer le quatuor. Ils ont repris leur bagnole à bord de laquelle ils gagnent du terrain, une fois fait demi tour. Mais nous on fausse l’allure, on ralentit. On se prend à diverger de leur poursuite. Tous les trois on bite que les champions de la récupe de macchabs ils en veulent aussi à nous. et l’on disparaît quelque part où la nuit est pas découverte…

                                                                                                                                                                                                     Le 17 juin 2016.

                                                                                                                                                                                                              C.B.